Fonte: KTO Télévision Catholique
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Andrea Riccardi alla conferenza (FR) >
Au cœur d’un changement humain
Je suis très heureux de prendre la parole devant vous, au cœur de l’Église qui est à Paris, dans la cathédrale Notre-Dame. Ces Conférences de Carême montrent le vrai visage de cette cathédrale. Celle-ci n’est pas seulement un monument !
Les Conférences de Carême sont nées d’une idée lancée par Frédéric Ozanam après les bouleversements des années 1830, lorsque les catholiques découvrirent avec amertume à quel point une large part de la société parisienne était devenue étrangère à l’Église. Depuis ce temps, les Conférences s’efforcent de s’adresser aux chrétiens et à la ville. Au cours de ces deux derniers siècles, Paris a été pour l’Église catholique universelle comme un laboratoire de la rencontre entre la foi et les grands changements de la modernité : un laboratoire qui a affronté des crises et permis de nouvelles espérances.
Un évêque libanais, Mgr George Khodr, disait que « l’Église est le cœur du monde, même si le monde ignore son cœur ». La ville peut ignorer l’Église, mais, comme ce cycle de Conférences le montre, l’Église garde toujours au cœur la cité des hommes.
Nous vivons aujourd’hui une étape délicate dans la vie des hommes et des femmes de notre temps. Quelle est cette étape ? Il s’agit presque d’une mutation anthropologique qui se réalise lentement mais inexorablement, qui a commencé depuis plusieurs décennies, mais qui connaît aujourd’hui une grande accélération. Sur la grande scène du monde globalisé, la vie devient de plus en plus, et inexorablement, individuelle. Les formes de vie communautaires, familiales, ou solidaires sont toujours plus secondaires par rapport à la vie individuelle, quand elles ne vont pas jusqu’à s’estomper ou disparaître. Même si ce changement se produit sans ruptures, c’est un changement radical. Surtout pour les jeunes et les jeunes adultes.
Ainsi, par exemple, l’organisation et la forme de la vie professionnelle évoluent. Et lorsque le travail évolue, c’est toute la vie de l’homme qui change. Depuis le milieu du XIXe siècle, l’Église a compris que les changements radicaux dans le monde du travail sont des étapes particulièrement délicates pour l’humanité. Ces derniers temps, nous, chrétiens, avons peut-être moins réfléchi sur ces questions. Pourtant, la vie professionnelle continue à changer, à cause de la compétitivité du marché en particulier. La notion d’emploi fixe, qui, pour ma génération, a porté l’engagement d’une vie, n’existe plus ou existe beaucoup moins. La flexibilité du travail, les horaires, la technicité des tâches exigent de la femme et de l’homme de nos pays un dévouement qui modèle l’organisation de leur temps et leur manière d’être. En France, cette mutation est visible depuis un certain moment. En Italie, nous vivons actuellement ces transformations de manière accélérée.
Par ailleurs, dans un monde où l’on travaille beaucoup, l’homme sans travail ressent plus fort encore sa mise à part. Les réformes du marché du travail sont incessantes et complexes. La compétitivité exigée a aussi des répercussions sur les études : la manière d’étudier et d’être jeune change. Enfin, la capacité d’action de l’État providence se réduit de manière impressionnante. En dépit de ses défaillances, l’État social donnait le sentiment que chacun était accompagné et soutenu par un réseau de solidarité. Aujourd’hui, chacun est plus seul pour affronter la précarité de sa situation professionnelle, et pour relever le défi qui consiste à rester toujours sur le marché du travail.
Même si cette question n’est pas au centre de mon propos aujourd’hui, elle me permet de mettre en évidence cette réalité que l’on rencontre de plus en plus souvent : aujourd’hui l’homme et la femme sont davantage seuls.
Et l’esprit du temps ?
Pour nous, Italiens, le taux de natalité français élevé est très intéressant. Mais ce qui me surprend d’abord, c’est le fait qu’en 2010, 54% des enfants sont nés de parents non mariés. Nombreux sont donc ceux qui considèrent que le mariage et la famille ne sont pas utiles pour avoir des enfants et les élever. On pense même que l’on peut être mère en étant seule. C’est encore un signe fort de cette propension de nos contemporains à mener une vie conçue de manière individuelle. La famille apparaît comme un lien trop pesant ou pas indispensable pour un parcours individuel. On pense même parfois qu’avoir un enfant, c’est très bien, mais seuls… L’affectivité et la sexualité sont souvent vécues sans lien stable de caractère familial. Au recensement de 2007, il apparaît que 8.764.000 de Français vivaient seuls.
Du reste, bien des réalités collectives sont entrées en crise, se sont resserrées ou bien ont disparu. Il suffit de penser aux partis politiques. Aujourd’hui, on fait de la politique devant la télévision, en assistant aux talk-shows plus qu’en participant aux discussions dans les sections des partis, aux conventions ou même aux meetings. Les rêves collectifs de rédemption politique, cultivés pendant plus d’un siècle par les mouvements socialistes, se sont évanouis. Après guerre, le salut politique du prolétariat s’était présenté comme le grand défi dans le Paris du cardinal Suhard, qui avait envoyé les prêtres-ouvriers témoigner d’un autre salut.
La réalité, c’est que l’on vit de plus en plus seuls. Cela ne veut pas dire que l’on vit de façon asociale, mais sans la stabilité des liens et avec un filet social de protection moindre. L’esprit du temps consiste à croire que l’on se sauve seul, et qu’être seul ce n’est pas si mal. Or, on ne plaisante pas avec l’esprit du temps ! Le père de la psychanalyse des profondeurs, Carl Gustav Jung, écrivait : l’esprit du temps « est une religion… à caractère irrationnel, mais qui a la propriété ingrate de vouloir s’affirmer comme critère de vérité, et qui prétend avoir pour soi toute la rationalité… Penser différemment…génère toujours un sentiment de gêne et donne l’impression de quelque chose qui n’est pas juste… ».
Le message implicite de l’esprit du temps, tel qu’il est véhiculé par les médias, par l’éducation, par les expériences, les échecs et les succès vécus par tout un chacun, se résume à l’idée que l’on vit et l’on se sauve seul. Cette solitude marque même en profondeur la demande religieuse lorsqu’elle existe : on recherche une bouffée ou une expérience de spiritualité pour son équilibre personnel. D’aucuns ont parlé de religion à la carte individuelle. C’est l’esprit du temps. Et l’on ne plaisante pas avec cet esprit !
La solitude est assurément un poids supplémentaire pour ceux qui sont fragiles, pauvres, âgés. Tous ceux qui restent en dehors du marché du travail souffrent davantage de la solitude : les jeunes, les chômeurs, les personnes qui ont perdu leur travail. Pourtant la solitude (que l’on peut évidemment désigner par d’autres expressions) peut aussi être une sorte d’ivresse pour ceux et celles qui voient la vie comme un défi individuel, qui mènent leur carrière, qui se lancent dans le travail, qui sont dans la compétition. Le fait de vivre de manière individuelle constitue une large partie de l’esprit de notre temps. D’aucuns pourront trouver mes affirmations trop pessimistes. Elles révèlent une tendance grandissante, qu’il convient de reconnaître et d’affronter.
Il n’est pas bon que l’homme soit seul
Notre Église peut se sentir mal à l’aise. La dimension de la solidarité dans le monde du travail, mais également dans les rapports entre les pays du Nord et du Sud a été l’objet de décennies d’action et de travail des chrétiens. Nous venons du Concile Vatican II, dont nous commémorons cette année le cinquantième anniversaire de l’ouverture. Le Concile présente l’Église comme peuple de Dieu. Il nous a aidé à redécouvrir la dimension communautaire de notre foi. En l’espace de cinquante ans, nos institutions ont renforcé leur caractère communautaire (paroisse, communautés paroissiales), les solidarités se sont affermies, la vie de nos communautés a accompagné nos existences. L’Église est une communion –c’était le titre d’un livre à succès publié au début du Concile.
Que faire devant l’actuel esprit du temps ? Émile Poulat, historien et sociologue du christianisme, nous apprend qu’il s’agit d’une question récurrente pour l’Église : faut-il, ou non, s’adapter à l’esprit du temps ? Car si nous ne nous adaptons pas, cette autre question surgit spontanément : Ne serions-nous que les anciens combattants de la solidarité et de la communauté ? Comment nous lancer avec courage au devant de nos contemporains qui sont si attachés à leur prérogatives d’individus ? Devons-nous inventer des formes de christianisme capables de s’adapter au besoin individuel de spiritualité, mais aussi à des existences solitaires ?
Il est vrai que ceux qui insistent sur la solidarité ou la communauté peuvent se sentir un peu hors du temps et sont parfois traités d’anciens combattants. Reste que, comme l’écrivait le cardinal Ratzinger il y a quelques années, « une opposition est nécessaire » contre la banalité du temps : « l’Église peut être moderne, précisément en étant anti-moderne ». Mais prenons garde toutefois : il ne s’agit pas de s’opposer pour s’opposer, d’exister en s’opposant. Ce serait là une forme de fondamentalisme ou de traditionalisme.
Il convient de regarder avec sympathie la réalité de l’homme et de la femme d’aujourd’hui, mais en la saisissant dans sa complexité. La fréquentation des gens nous apprend bien des choses. Les hommes et les femmes, que nous rencontrons dans nos communautés ou qui frappent à notre porte, sont bien souvent blessés par la vie et par la solitude. Les pauvres – et il existe bien des types de pauvreté !- qui habitent nos villes nous disent la douleur de leur condition. La vérité sur l’homme, écrite dans les premières pages de la Bible, nous revient alors à l’esprit, telle qu’elle découle du regard de Dieu sur la réalité humaine. On lit dans la Genèse : « Le Seigneur Dieu dit : ‘Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie’ » (2, 18). Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul : il a besoin d’une aide semblable, qui lui soit assortie, ce qui signifie qu’il a besoin d’un être humain pour être avec lui, et non pas d’un outil supplémentaire.
La sagesse de l’Ecclésiaste (Qohélet) médite sur cette affirmation : « Mieux vaut être deux que seul… Hélas ! Celui qui est seul, s’il tombe, il n’a personne pour le relever » (4, 9-10). Nous aussi, en regardant les hommes et les femmes, nos contemporains, nous ne pouvons pas nous empêcher de répéter avec conviction cette vérité ancienne : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ». C’est notre manière de nous opposer. Nous le disons, forts de la connaissance des nombreux “blessés de la vie”, pour utiliser une expression de Jean-Paul II. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Et notre société est malade de solitude.
Ce n’est pas tout. Ni la dimension communautaire de la vie chrétienne, ni la place centrale de la solidarité dans la vie sociale, ne sont un produit de l’esprit de mai 68 ou d’un mode de pensée du Concile. Elles ne sont pas non plus une découverte du 20e siècle, qui, de fait, a plutôt accompagné son déclin. Le message du Concile n’est pas le fruit d’une mode du “tout solidaire” et du “tout communautaire”. Vatican II a rappelé, dans la seconde moitié du 20e siècle, la grande tradition de l’Église. La doctrine sociale de l’Église ne concerne pas le passé…
Dieu veut sauver les hommes mais pas individuellement et sans qu’aucun rapport n’intervienne entre eux
Mais, chers amis, n’exagérons-nous pas ? Où est cette solitude ? Il y a bien l’État, il y a bien les institutions, des formes d’assistance sociale (même si la crise économique impose des réductions). Il se présente certes des cas extrêmes de pauvreté et de fragilité ! Mais sommes-nous à ce point marqués par la solitude ?
Les chrétiens, forts de la connaissance de l’homme et de l’humanité contemporaine, ont compris le vide et la douleur créés par la solitude. Ils l’ont compris à partir des pauvres, à partir de vie malheureuses. Même si durant les crises économiques, l’absence de liens sociaux favorise la pauvreté et, en retour accuse l’isolement, il n’en est pas moins vrai qu’à un moment ou à un autre de la vie, la pauvreté peut toucher tout le monde, même ceux qui passent une bonne partie de leur existence dans le bien-être ou en bonne santé. Elle touche tout le monde lorsque nous devons affronter la maladie, la vieillesse ou les accidents. Et la pauvreté est insupportable pour qui est seul ! Les pauvres souvent révèlent la vérité de la vie. Toute leur existence crie le besoin de solidarité, d’aide, de communauté, de famille. Tel est notre regard réaliste sur l’existence humaine : il n’est pas bon que l’homme soit seul ! Solidarité et famille semblent inscrites dans nos chromosomes. Le réalisme de l’existence nous fait saisir un besoin diffus de solidarité. Ce que notre histoire chrétienne nous enseigne est donc bien réaliste et convient à tout homme.
L’Église dans nos villes, nos quartiers, nos banlieues et les lieux où les hommes se croisent est communauté. Ses petites communautés, ses petites paroisses semblent socialement insignifiantes. Mais, par leur existence, par la fraternité qui les anime, à travers le rassemblement eucharistique dominical, elles montrent dans la vie quotidienne que l’Église est communion. Le Concile a pensé à nouveaux frais cette vérité de toujours :
« Cependant le bon vouloir de Dieu – affirme la constitution Lumen Gentium- a été que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément, hors de tout lien mutuel ; il a voulu en faire un peuple qui le connaîtrait selon la vérité et le servirait dans la sainteté. ». (n°9) Dieu ne sauve pas les hommes individuellement et sans qu’aucun rapport n’intervienne entre eux, mais il construit un peuple. C’est la solidarité spirituelle et humaine d’un peuple, d’une communauté chrétienne petite ou grande, de l’Église entière. C’est la communion. Cette communion, en tant que solidarité des cœurs, est une étape décisive de la maturité chrétienne, mais aussi de la tradition de l’Eglise.
L’Évangile de ce monde : se sauver soi-même
Dans l’expérience des chrétiens de notre temps et des générations qui nous ont précédés, est inscrite une grande conviction : on ne se sauve pas seul. Je ne veux pas revenir sur les carrières individuelles que chacun accomplit dans sa vie, sur le travail : ce sont souvent des nécessités, parfois des expressions de la créativité humaine. Mais elles ne suffisent pas ! Nous le savons et le reconnaissons dans les moments de vérité. Pourtant, souvent, l’esprit du temps nous laisse croire que tout est individuel, que mon bonheur ne passe pas par la solidarité et le partage du bonheur des autres. Nous serions obligés de marcher seuls. Non ! On ne se sauve pas seul ! Se sauver seul, c’est, dans un certain sens, “l’évangile autosuffisant” de notre monde. Nous touchons ici un point important. Si nous levons les yeux, au début de la Semaine Sainte, vers le Christ crucifié, nous voyons qu’ils vont jusqu’aux pieds de la croix à lui crier l’évangile de ce monde. Selon Luc, les chefs qui raillaient Jésus crucifié criaient : « Il en a sauvé d’autres, qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ de Dieu, l’Élu ! » Et les soldats pareillement : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! ». L’un des malfaiteurs crucifiés avec lui l’insultait aussi : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même et nous aussi » (Lc 23, 35, 37, 39). Jésus refuse de se sauver lui-même. C’est ce qu’il enseigne à ses disciples : « Celui qui cherche à sauver sa vie la perdra. Et celui qui perd sa vie la sauvera » (Lc 17, 33). Même sur la croix, Jésus ne cherche pas à sauver sa vie. Il la remet au Père dans un grand cri : « Père, en tes mains je remets mon esprit » (Luc 23, 46).
Perdre sa vie avec les autres et pour les autres, tel est le message du Maitre. C’est l’expression de sa foi dans le Père. Et à travers les siècles, la communauté de ses disciples poursuit cette route : perdre sa vie pour les autres. Se sauver soi-même n’est pas la loi suprême de la vie. Le bonheur consiste bien au contraire à donner aux autres : « Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir » –enseigne Jésus (Ac 20, 35). Telle est la racine profonde de la vie chrétienne.
Le christianisme mûrit dans un environnement communautaire ; il s’exprime dans le don, dans la solidarité. Le Père Congar a écrit, il y a bien longtemps, dans une page inoubliable et toujours actuelle : « L’attention aux pauvres, aux déracinés, aux faibles, aux humbles, aux opprimés, est un devoir qui s’enracine dans le cœur même du christianisme entendu comme communion. Il ne peut pas exister de communauté chrétienne sans diaconie, c’est-à-dire service de charité qui, à son tour, ne peut exister sans célébration de l’Eucharistie. Les trois réalités sont liées entre elles : communauté, Eucharistie, diaconie auprès des pauvres et des humbles. L’expérience démontre qu’elles vivent ou s’éteignent ensemble » (Y. Congar et alii, Église et Pauvreté, 1965, Cerf, Paris).
On ne se sauve pas seul, mais dans la participation à la communauté, en s’avançant vers la table de l’Eucharistie, en se consacrant au service de la solidarité, en s’ouvrant à la réalité de la fraternité. Et c’est dans ce contexte d’une conception fortement individuelle de la vie que la vie communautaire des chrétiens acquiert une valeur prophétique, acquiert une valeur nouvelle la dimension de la solidarité. La solidarité, comme proposition pour la société, mûrit dans la vie chrétienne entendue comme communion. C’est là le sens de la doctrine sociale. Jean-Paul II a défini la solidarité, dans la lettre encyclique Sollecitudo rei socialis, comme « détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ». L’Église, dans son expérience d’humanité, sait avec réalisme que la cohésion sociale et la dynamique de la société dépendent aussi de la solidarité qui l’anime.
Une nouvelle synthèse pour le XXIe siècle
Le drame des XIXe et XXe siècles a été le divorce entre le monde religieux et les luttes sociales : entre foi et question sociale, entre christianisme et socialisme, entre spiritualité et solidarité. Des chrétiens ont lutté contre ce divorce. Je pense à Raoul Follereau, à Albert Schweitzer, à Giorgio La Pira en Italie, à Dorothy Day aux États-Unis, à Dom Helder Camara au Brésil, à Oscar Romero au Salvador, à Mère Teresa … Cependant en dépit des efforts déployés par ces personnes et bien d’autres, le divorce entre l’autel et le pauvre a été consommé. Olivier Clément, ce grand français enraciné dans l’Orient chrétien, disait que la séparation entre le sacrement de l’autel (la spiritualité, la foi religieuse) et le sacrement du pauvre a été une des tragédies du siècle dernier.
Mais aujourd’hui, le monde de l’idéologie et des systèmes socialistes a disparu. Dans le nouveau siècle, le XXIe siècle, grâce à de nombreux chrétiens, nous voyons se manifester la solidarité du christianisme : les chrétiens ne sont-ils pas les grands amis des pauvres ? Certains d’entre eux sont morts martyrs par amour des pauvres, parce qu’ils avaient vécu en solidarité avec eux. Au début du XXIe siècle, nous avons la possibilité d’opérer une synthèse vitale entre la dimension spirituelle et la dimension sociale et solidaire. Pour Olivier Clément, « la dimension sociale et la dimension spirituelle sont soudées », car « l’amour naît de la prière ». « Qui va vers Dieu, ajoute Benoît XVI, ne s’éloigne pas des hommes, mais s’en rend au contraire véritablement proche ».
Nous ne devons pas avoir honte d’un parcours de solidarité qui s’enracine dans l’expérience de l’Esprit. Ce n’est pas abstrait… Bien au contraire, c’est le plus réel dans notre expérience. Ces dernières décennies, nous avons pu voir certains parcours de solidarité chrétiens s’épuiser, non pas en raison d’un manque de courage ou de compétences, mais parce que ces actions étaient détachées d’une vie de foi, de la vie de l’Église qui est la source d’une charité intelligente et audacieuse. Dans cette même expérience que certains d’entre nous ont pu faire, nous avons vu que la solidarité perd de sa vitalité ou se vide quand elle ne naît pas de la prière. La solidarité chrétienne a pu s’appauvrir parfois, se politiser, s’institutionnaliser. Elle a pu perdre sa force, ô combien nécessaire à une époque aussi individualiste.
Mystique et solidarité
La solidarité est intrinsèque au christianisme. L’identité du chrétien est profondément liée à l’amour pour les pauvres et à la solidarité. On trouve ici les germes du christianisme du troisième millénaire. Si l’on aime les pauvres, on devient mystique, c’est-à-dire intime avec Dieu, car c’est bien ce que cela veut dire. Grégoire le Grand, évêque de Rome de 590 à 604, qui vécut l’écroulement d’un monde et de ses institutions, qui connut la faim et la pauvreté, fit l’expérience mystique de l’amour du prochain. Lorsque l’Empire romain – c’est-à-dire le monde entier – se disloquait, Grégoire eut l’intuition que les pauvres constituent la part essentielle de la famille de l’Église. Homme de Dieu, romain pratique, il organisa un service pour eux. Ce geste de Grégoire ne constitue pas une expérience politico-pratique, mais spirituelle : « Plus on se dilate dans l’amour du prochain, dit-il, plus on s’élève vers la connaissance de Dieu ».
La solidarité donne sa dignité au chrétien : « Celui qui se penche vers son prochain acquiert la force de rester droit… » – dit Grégoire. Celui qui prie est ami des pauvres, celui qui ne prie pas n’est peut-être pas ami de grand monde. La solidarité n’est pas une activité optionnelle, mais elle est constitutive de la vie chrétienne. Benoît XVI, en visitant la mensa pour les pauvres de la Communauté de Sant’Egidio, a déclaré : « l’atmosphère familiale que la Communauté de Sant’Egidio s’applique à créer de manière aussi louable autour de personnes qui sont seules ou dans le besoin naît de l’écoute attentive de la Parole de Dieu et de la prière ».
Une vie chrétienne est une amitié de Dieu et des pauvres : spirituelle et sociale, sans divorce entre le sacrement de l’autel et le sacrement du pauvre. Ainsi s’évite la scission entre une spiritualité abstraite, ou éloignée des hommes, et un engagement social sans force religieuse, qui se transforme vite en combat politique, idéologique ou sociologique. Tels sont les semences de plénitude d’un christianisme qui grandit dans l’histoire. Nous revenons à la vision des Pères de l’Eglise : celle de Grégoire le Grand et de Jean Chrysostome, et la faisons nôtre en ces temps modernes et mondialisés.
On voit ici la fonction décisive des laïques, qui créent tant de parcours tout en suivant les logiques du travail et en vivant la solitude. Ce sont les hommes de la solidarité. C’est ainsi que Jean Chrysostome déclare : « Ne tenez-vous pas à grand honneur de prendre entre vos mains cette coupe sacrée dont Jésus-Christ même doit boire, et de l’approcher de votre bouche ? Et ne savez-vous pas qu’il n’est permis qu’au prêtre seul de vous présenter le calice où est le sang de Jésus-Christ ? Mais je n’examine point avec rigueur, vous dit Jésus-Christ, la grandeur des biens que je vous donne pour les comparer avec ce que je reçois de vous. Je recevrai de bon cœur ce que vous me donnerez. Quoique vous ne soyez que laïque, je ne rejetterai point votre don […] Pensez donc quel est Celui à qui vous donnez à boire et tremblez-en de frayeur. Pense que tu deviens prêtre du Christ, en donnant avec ta propre main non de la chair mais du pain, non du sang, mais un verre d’eau. Il vous a revêtu des vêtements du salut, et il vous en a revêtu par lui-même ; revêtez-le donc au moins par votre serviteur, Il vous adonné un rang honorable dans le ciel, délivrez-le donc de cette nudité affreuse où vous le voyez, et de ce froid qu’il endure » (Homélies sur l’Évangile de Matthieu, 45, 3).
Chrysostome identifie le Christ avec le pauvre : mais il ajoute qu’aider les pauvres fait de nous des prêtres. Il existe un sacerdoce des fidèles qui est la dimension de la solidarité. Dans les blessés de la vie, les fidèles voient en premier lieu des hommes : des hommes qui ont besoin d’amour, de paroles, d’espérance, d’esprit, de confiance… Des hommes comme nous, parfois plus humains que nous.
Solidarité et spiritualité se nourrissent l’une l’autre. Les dimensions concrètes de la solidarité sont multiples : elles partent des dimensions quotidiennes de la vie. Lors de ses déplacements quotidiens dans la ville, dans son travail et ailleurs, le chrétien est appelé à ne pas vivre uniquement seul et pour lui-même : il existe une solidarité quotidienne qui devient vie et actions, dans les milieux où il vit, dans ses rapports avec les plus nécessiteux. Les autres ne sont jamais étrangers pour le chrétien : souvenons-nous de la parabole du bon Samaritain qui, dit Paul VI à la conclusion de Vatican II, est le paradigme de la spiritualité du Concile. Les domaines de la solidarité sont vraiment des plus variées.
Dans un monde globalisé où – à travers les médias – l’on voit tout, même les drames lointains, peut-on rester indifférent à la demande de solidarité de régions reculées ? Jean-Paul II, dès 1991, avec l’encyclique Centesimus annus, demande une mondialisation de la solidarité dans un monde globalisé. Alors que l’élargissement des horizons du monde contemporain a provoqué l’apparition de fondamentalismes, de conflictualités nouvelles, ou l’aggravation des écarts entre riches et pauvres, la mondialisation de la solidarité permet la pratique d’un lien entre les peuples, entre nous et les peuples lointains, qui n’est pas uniquement dictée par les lois du marché mondial. Il existe plusieurs niveaux pour vivre la solidarité : du niveau global, au niveau national ou local, jusqu’au niveau irréductible qu’est la vie personnelle et quotidienne de chacun. Oui, la solidarité germe d’une vie chrétienne et spirituelle authentique. Mais la solidarité est aussi un besoin profond des hommes et de femmes de notre monde contemporain, avec le risque, si elle n’existe pas, d’une déshumanisation. Nous possédons ce trésor dans le vécu de nos communautés et dans la pensée de notre Église. C’est un chemin à pratiquer personnellement, un chemin qui lie mon bonheur personnel à celui des autres, à ceux pour qui la vie a décrété un destin de malheur. Oui, parce que on ne peut se sauver tout seul. Une solidarité davantage vécue et davantage réfléchie ne peut-elle pas devenir l’atmosphère, la proposition, la culture que l’Eglise offre au monde ? Jean-Paul II, précisément ici, à Paris, à l’Unesco, avait affirmé qu’ « une foi [religieuse] qui ne devient pas culture n’est pas une foi pleinement accueillie, entièrement pensée, fidèlement vécue ». Permettez-moi de conclure en affirmant que la solidarité est la culture dans laquelle se manifeste la vie chrétienne dans la société. Culture peut s’entendre au sens latin du terme : le fait pour chacun de se cultiver personnellement au quotidien, mais peut aussi s’entendre comme pensée, comme proposition, à la lumière de laquelle il convient de prospecter les voies de l’économie de demain. Nous nous trouvons devant un grand besoin de notre temps, la solidarité, mais aussi devant quelque chose qui nous appartient, que nous vivons ou que nous pouvons vivre, un talent de notre histoire. Le cacherons-nous en l’enfouissant dans la terre par crainte ? Ou le ferons-nous fructifier ?
Biographie M. Andrea Riccardi
Né en 1950 en Italie, Andrea Riccardi, est le fondateur de la Communauté de Sant’Egidio, communauté créée en 1968 et reconnue comme l’un des acteurs les plus efficaces au niveau mondial dans les domaines de la paix et de la réconciliation. Il est, depuis le 16 novembre 2011, ministre de la Coopération internationale et de l’Intégration au sein du gouvernement de M. Mario Monti. Également connu pour son travail universitaire d’historien et d’enseignant, Andrea Riccardi est considéré comme l’un des plus grands experts de l’Eglise contemporaine et du dialogue entre religions et cultures. En 2003, le magazine Time l’a intégré dans la liste des trente-six « héros modernes » d’Europe et l’année suivante, la Fondation internationale du prix Balzan lui a décerné le prix Balzan 2004 pour l’humanité, la paix et la fraternité entre les peuples.
Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Jean-Paul II. La biographie, 2011, qui trace le portrait complet de la figure du pape comme grande figure du 20e siècle.